Nous reproduisons ici un article bien intéressant écrit par le collectif féministe québecois Les hyènes en jupons. Il y est question de la progression des idées masculinistes dans le milieu professionnel du travail social au Québec, mais aussi des moyens d’y résister. Même si ce texte porte sur la situation spécifique du Québec, l’analyse est pertinente pour continuer de nous outiller contre le masculinisme ici et ailleurs.
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Une formation en travail social, ainsi qu’une brève immersion dans la pratique sont suffisantes pour observer une présence assez marquée des discours masculinistes au sein de la discipline. Il semble que ce domaine, pour diverses raisons, soit un terreau assez fertile à l’expansion de la mobilisation masculiniste. C’est, en soi, assez inquiétant.
Le texte présenté ici fait état de certaines réflexions et hypothèses par rapport à ce phénomène qui représente une entrave et un danger réel pour nos acquis féministes, pour nos luttes actuelles et pour celles à venir.
Le masculinisme, qu’est-ce que c’est?
Le masculinisme est un « mouvement social réactionnaire qui prétend que les hommes souffrent d’une crise identitaire parce que les femmes en général, et les féministes en particulier, dominent la société et ses institutions »[1]. C’est donc une forme spécifique d’antiféminisme.
En 2005, la Coalition anti-masculiniste avait décrit le masculinisme comme « une mouvance réactionnaire qui s’oppose au changement social porté par le mouvement féministe. Il défend une vision traditionnelle de la famille et des rapports sociaux entre les sexes […] Certains masculinistes se cachent sous des dehors conciliateurs, et disent souhaiter repenser la place des hommes dans la société […] Qu’on le nomme masculinisme ou hominisme, ou qu’on tente de le faire passer sous couvert d’un discours de gauche, pour nous ce mouvement reste le même, un mouvement réactionnaire, rétrograde, voire misogyne et anti-féministe»[2].
Principaux sujets de prédilection des masculinistes à partir desquels ils affirment que les hommes sont souffrants à cause des féministes:
• Le suicide des hommes
• La paternité et les luttes des pères pour les droits de garde
• Le décrochage scolaire des garçons et le système d’éducation féminisé qui ne serait pas adapté aux hommes
• La violence faite aux hommes
• La crise de la masculinité
Récupération d’éléments issus du féminisme[3]:
Le masculinisme a pour particularité de reprendre à son compte divers éléments développés par le mouvement féministe :
• L’analyse en termes de rapports sociaux de sexe élaborée par les féministes est utilisée pour affirmer que les hommes sont victimes de la « prise de pouvoir » des femmes au sein de la société.
• Parler de matriarcat, en opposition au concept de patriarcat avancé par les féministes
• Le concept d’empowerment, très présent dans l’intervention féministe, en arguant que les hommes doivent arriver à développer leur pouvoir d’agir sur leur situation et leurs conditions de vie, ébranlées par la place importante des femmes dans la société.
• Certains moyens d’intervention issus des milieux féministes, tels les groupes de parole et les groupes de prise de conscience non-mixtes
À noter :
Il n’est pas rare d’entendre que le masculinisme serait le pendant masculin du féminisme, travaillant lui aussi dans une perspective d’atteinte de l’égalité des sexes. Le masculinisme n’est pas l’équivalent du féminisme : il part de la prémisse que les hommes, à cause des avancées féministes, peuvent être perçus comme un groupe social opprimé de la société, occultant ainsi l’analyse féministe des rapports sociaux de sexes. Tel que mentionné précédemment, le masculinisme est un mouvement en réaction au féminisme qui vise à maintenir ou rétablir les privilèges masculins qu’il voit menacés au sein d’une société où les hommes en tant que classe sont définitivement favorisés. La notion « d’égalité » qu’ils mettent de l’avant s’appuie sur leur vision déformée de la réalité selon laquelle les femmes formeraient le groupe social privilégié et dominant à confronter pour que les hommes puissent s’émanciper. Dans cette perspective, féminisme et masculinisme ne peuvent travailler de concert dans un projet pour l’égalité, le second étant construit en réaction au premier.
Quand le masculinisme fait vibrer les cordes sensibles du travail social
Le masculinisme peut trouver écho en travail social pour plusieurs raisons. Deux d’entre elles seront énoncées ici.
D’abord, il est possible de croire que les valeurs et principes qui sous-tendent la profession peuvent faciliter l’acceptation et l’intégration du discours de ce mouvement. D’une part, selon le référentiel des compétences fourni par l’Ordre professionnel, le travail social porte « une vision des problèmes sociaux et de l’intervention sociale qui sous-tend la prise en considération des rapports sociaux d’inégalité […] Cette vision tient compte également de l’existence de situations d’oppression se situant aux plans individuel, culturel, économique, politique et institutionnel, que le travail social s’engage à dénoncer et à combattre» (OTSTCFQ 2012 : p.10)[4]. Dans ce contexte, les discours victimaires des masculinistes à propos d’une prétendue oppression féministe peuvent trouver un auditoire sensible à leurs lamentations en travail social. D’autre part, un principe essentiel à la pratique en travail social est celui de considérer les personnes comme étant expertes de leur situation. C’est ainsi qu’il est possible de comprendre qu’une travailleuse sociale ou un travailleur social puisse avoir une ouverture face au discours masculiniste : des hommes se disant opprimés par les femmes seront considérés comme experts de leur situation, évacuant par le fait même toute remise en question des causes véritables de leur souffrance. De plus, la profession encourageant à combattre les inégalités sociostructurelles, une travailleuse sociale ou un travailleur social sensible au discours de ces hommes pourrait s’engager dans un projet visant à aider ces derniers à consolider leur pouvoir au sein de la société.
Attention : L’idée ici n’est pas de remettre en question les valeurs et principes du travail social énoncés ci-haut. Ce sont des bases qui semblent primordiales dans une perspective de changement social et d’autodétermination des individus, groupes et communautés. L’objectif qui sous-tend l’analyse de ces valeurs consiste plutôt à tenter d’expliquer les raisons qui peuvent mener à l’intégration de la pensée masculiniste à la pratique du travail social. C’est plutôt au niveau de la mise en pratique de ces valeurs dans l’action qu’il peut y avoir certains glissements.
Par exemple, la limite peut parfois être mince entre soutenir un homme dévasté parce qu’il n’a pas réussi à obtenir la garde de ses enfants et l’adoption d’un discours masculiniste selon lequel le système de justice serait favorable aux femmes. Dans le cas présent, ce n’est pas tant le fait de considérer ou non la personne comme experte de sa situation qui peut devenir problématique, mais plutôt l’interprétation des propos énoncés par celle-ci et les orientations de l’intervention subséquemment mise en œuvre.
Ensuite, le travail social est un domaine qui est encore majoritairement féminin. En tant que femmes, nous avons été socialisées à prendre soin des autres, à les écouter : ceci n’est certes pas étranger au fait que les femmes sont bien plus nombreuses à étudier dans une profession de relation d’aide. Selon cette perspective, il est possible de penser que cette socialisation de genre, additionnée aux valeurs et principes portés par la profession, contribuent à cette ouverture de certaines travailleuses sociales face à la douleur exprimé par des hommes qui affirment subir les effets d’une « société féminisée », d’un « féminisme qui serait allé trop loin ».
Les manifestations en travail social
Voici une petite liste non-exhaustive des formes que peut prendre le masculinisme en travail social :
• Une publication en 2014 par l’ordre professionnel d’un dossier spécial intitulé L’intervention a-t-elle un sexe? [5], au sein duquel se retrouvent plusieurs articles ayant des discours masculinistes, notamment sur la crise de la masculinité qui serait prétendument vécue par les hommes.
• Depuis 1998, la revue Intervention publiée par l’Ordre professionnel a publié deux numéros axés sur l’intervention auprès des hommes. Pendant cette même période, aucun numéro n’a eu pour thème l’intervention auprès des femmes[6] :
◦ Hommes, masculinités et travail social : pratiques actuelles et en devenir (2011)
◦ Le travail social et les réalités masculines (2002)
• Certain-e-s professeur-e-s, chercheur-e-s, etc. qui affirment être féministes et masculinistes
◦ Par exemple, le groupe de recherche Masculinités et Sociétés:
▪ « Selon les niveaux de réalité auxquels on participe, la manière de se désigner peut évoluer: féministe dans certaines situations, masculiniste dans d’autres. Un même individu, en tant que chercheur ou intervenant, pourra faire partie de coalitions aux intérêts différents. Il demeure important de rester ouvert à une diversité de perspectives».[7]
• Plusieurs professeur-e-s et chercheur-e-s de la discipline qui centrent leur objet de recherche sur la (ou les) masculinité(s), les hommes et les ruptures amoureuses, le suicide des hommes, le droit des pères, etc.
◦ Par exemple, le professeur Sacha Genest-Dufault, dont l’une des publications s’intitule Devenir homme et « masculiniste » dans une profession féminisée et « proféministe ». L’émergence du sens d’être soi à travers des pratiques quotidiennes d’altérité et de réciprocité (2010)[8]
• Certains organismes ou programmes d’intervention auprès des hommes qui mettent l’accent sur l’importance de la (re)valorisation des hommes dans une société en transformation
◦ Exemple: Regroupement provincial en santé et bien-être des hommes, etc.
Un appel à la vigilance
La tendance en travail social qui met l’accent sur les réalités des hommes joue sur un terrain glissant, parce qu’il n’y a qu’un pas à faire pour se retrouver devant un discours voulant que les hommes soient laissés de côté par la société ou le secteur des services sociaux. Gardons en tête que les hommes continuent d’être majoritaires dans les postes de pouvoir et de prestige, dans les représentations médiatiques et qu’ils gagnent encore en moyenne un meilleur salaire que les femmes. Souvenons-nous également qu’il existe déjà une panoplie de ressources de santé et de services sociaux destinée à la population masculine.
L’idée avancée ici n’est pas de cesser toute intervention auprès des hommes, ou toute recherche visant à transformer les situations de souffrance vécues par certains d’entre eux, mais plutôt de garder un regard critique face aux pratiques et discours concernant la souffrance des hommes en tant que groupe social.
Dans cette perspective, voici quelques éléments qui peuvent être pertinents à considérer lorsque l’on entretient un doute quant à la potentielle orientation masculiniste d’un-e collègue, d’une recherche, d’une publication, d’une organisation :
• Les raisons données pour expliquer la situation de souffrance vécue par certains hommes
• L’accent mis (ou non) sur la responsabilité des femmes (ou des féministes)
• L’importance accordée à la (re)valorisation du concept de masculinité ou des hommes
• Une référence à la prétendue «crise de la masculinité»
• Référence au féminisme comme une théorie qui fut jadis pertinente, mais qui est un peu dépassée aujourd’hui (puisque les femmes ne seraient plus opprimées)
En conclusion, ce texte est un appel à la vigilance à nos collègues intervenant-e-s : le masculinisme est un discours insidieux, assez bien articulé, qui peut faire vibrer notre corde sensible d’intervenant-e-s compatissant-e-s en quête d’équité! C’est aussi un appel à la vigilance à toute personne se sentant interpellée par la menace masculiniste. Restons à l’affût! N’hésitons pas à dénoncer les manifestations masculinistes dans nos milieux respectifs! Rugissons contre cette menace qui pèse sur notre projet féministe de destruction du patriarcat!
Pour en savoir plus sur le masculinisme
Le mouvement masculiniste au Québec – l’antiféminisme démasqué, sous la direction de Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri
Contre le masculinisme – guide d’autodéfense intellectuelle, par Collectif Stop Masculinisme !
Le « masculinisme » : une histoire politique du mot, par Francis Dupuis-Déri
Notes:
[1] Dupuis-Déri (2009). « Le « masculinisme » : une histoire politique du mot (en anglais et en français) », Recherches féministes, vol. 2, n°2, p.97-123.
[2] Coalition anti-masculiniste (2005), citée dans dans Dupuis-Déri (2009). « Le « masculinisme » : une histoire politique du mot (en anglais et en français) », Recherches féministes, vol. 2, n°2, p.97-123. http://www.erudit.org.proxy.bibliotheques.uqam.ca:2048/revue/rf/2009/v22/n2/039213ar.html
[3] Blais, M., Dupuis-Déri, F. (2012). « Introduction : Qu’est-ce que le masculinisme? », dans Blais, M., Dupuis-Déri, F. Le mouvement masculinste au Québec – L’antiféminisme démasqué, Montréal, Les éditions du remue-ménage, pp.11-31.
[4] OTSTCFQ (2012). Référentiel des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux, [PDF], Récupéré de http://www.uqac.ca/departements/travail_social/stages/documents/annexe_7.pdf
[5] Lors de l’appel de textes, l’une des questions suggérées pour alimenter la réflexion était la suivante: « Les courants féministes ou masculinistes influencent-t-ils votre pratique? » (OTSTCFQ 2014, p.11) http://www.otstcfq.org/docs/default-source/bulletins/bulletin_122-.pdf?sfvrsn=2
[6] OTSTCFQ (2014). “Sommaire des parutions”, Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec, [En ligne], http://www.otstcfq.org/portailCommunications_/publications/revue-intervention/archives
[7] Gagné, Frédérick (2008). « Document synthèse des échanges et discussion : Journée de réflexion du 28 novembre 2008 sur les orientations sociopolitiques de l’équipe», Masculinités et sociétés, [PDF], Récupéré de http://www.tncrm.org/CLIENTS/1-tncrm/docs/upload/RapportFinal_journee_reflection_.pdf
[8] UQAR (2015). « Sacha Genest-Dufault », Guide des spécialistes : UQAR, [En ligne], http://www.uqar.ca/specialistes/professeurs/genest-dufault-sacha/